La chercheuse face aux récits de violence : une relation complexe

Nébuleuse par WikiImages de Pixabay

Attention : ce texte mentionne des violences sexuelles et des états dépressifs. Si vous n’êtes pas en grande forme, ne vous infligez pas cette lecture.

Se préparer à recueillir les violences sexuelles

En choisissant la méthode par entretien pour parler d’intimité, de vie sexuelle et affective, je savais que j’allais entendre des récits de vie difficiles. Mais j’avais largement sous estimé l’ampleur et la répétition de ces récits, et leurs effets sur mon état psychique et émotionnel. C’est parce que cette recherche a une incidence particulière et précise sur qui je suis que j’utilise dans cette partie les premières personnes du singulier et pluriel, alors que l’écriture académique voudrait que j’opère une distance dans l’écriture. Mais il est ici question de parler de moi, et de cette porosité — souvent niée — entre la recherche et la chercheuse. Entre ma thèse et moi.

Mon premier entretien sera une entrée difficile dans le sujet des violences sexuelles et conjugales. Nous sommes à environ 30 minutes d’entretien quand je pousse l’enquêtée doucement à me parler de son intimité, lui assurant qu’elle peut, si elle le désire, partager son expérience. Sans me douter un seul instant qu’on s’apprête à parler de viol. Et pourtant, c’est à ma demande qu’elle lâchera la bombe.

Extrait d’entretien avec Ambre, mai 2017
Moi : Pourquoi c’était pas un type bien ?
Ambre : Heu… pour pleiiins de raisons … heu… je sais pas si je veux développer. Hum…
M : Comme tu le sens.
Ambre : c’était … en fait il m’a fait beaucoup de chantage affectif vers la fin de notre relation parce que il voulait pas qu’on… enfin il voulait pas rompre et moi je voulais parce que je me rendais compte qu’on était toxique l’un pour l’autre heu… et qu’on était en train de se détruire en fait et heu… il m’a violée à plusieurs reprises heu… et j’ai mis beaucoup de temps en fait à réaliser que c’était un viol et que c’était pas , ‘fin que c’était pas normal . Heu… et quand j’ai voulu rompre la première fois, il a pleuré et la deuxième fois j’ai réussi à rompre et il a essayé de se suicider. Voilà. C’était pas un type bien.
Moi : effectivement. Vu sous cet angle, c’était pas un type bien
Ambre : désolée si je te mets mal à l’aise en disant ça
M : nan nan nan pas du tout
Ambre : ‘fin je sais que, je sais que des fois quand je parle de ce genre de choses, enfin j’ai tendance à en parler sans trop de soucis, et j’ai l’impression de lâcher des bombes en fait quand j’en parle, parce que les gens me regardent genre « ah ouais ! »(rires) du coup, fin , c’était y’a longtemps maintenant donc … j’ai un peu plus de recul par rapport à ça qu’avant

À ce moment, mon trouble est perceptible. Mon rythme cardiaque s’est accéléré, j’essaye de contrôler la panique et la colère qui me submergent. J’aimerais arrêter l’entretien mais je ne peux pas. Elle me fait confiance, je dois lui montrer que je suis capable d’écouter et d’encaisser. Après tout, c’est moi qui gratte, qui lui demande de détailler, je suis précisément là pour qu’elle me parle de son intimité. Je sortirais sonnée de ces deux heures d’entretiens. Encore sous le choc de ces viols racontés de façon si banale, puis dans le détail dans la suite de l’entretien.

Journal de terrain, lendemain de l’entretien avec Ambre
Je suis encore bouleversée, au lendemain de cet entretien, d’avoir reçu la confidence d’un viol (plusieurs viols) de la part d’un ex amoureux. L’annonce a été dure à entendre, et surtout je ne pouvais pas demander à ce qu’on arrête l’entretien, il a fallu que je mette cette information de côté pour poursuivre.
Il faut pourtant que je m’y prépare : en entrant dans la vie intime de ces jeunes femmes, je m’expose aussi à entendre leurs agressions, violences et viols.

L’enfer des détails

Ce premier entretien me servira de mise en garde : elles seront nombreuses à me parler de violences et d’agressions sexuelles. Toutes. De façon plus ou moins violentes, choquantes. Tous mes entretiens aborderont les violences sexuelles : de l’inceste au viol en soirée, en passant par ces relations cédées auprès d’un partenaire amoureux parce qu’il insiste ou parce qu’il est gentil. Mais ce n’est qu’une partie du problème.

D’un entretien à l’autre, en les écoutant, les défrichant, les annotant, les compilant… ce sont les détails qui deviennent insupportables. Je constate des situations de domination et d’emprise dans des minuscules détails. Et dois me rendre à l’évidence : ce ne sont pas des détails, ce ne sont pas des zooms sur la violence. C’est une ouverture de focale sur un système. Organisé de telle sorte qu’il est pratiquement impossible d’y échapper en tant que fille, puis en tant que femme. De la phrase ‘anodine’ du père sexualisant sa fille, aux copains des parents commentant la puberté, à la sacralisation de l’amour par la mère, aux discours médiatiques et institutionnels… Toutes ces petites phrases insignifiantes et sans conséquences apparentes sur l’instant, sont de minuscules rouages offrant un terrain propice aux situations de domination.

Extrait d’entretien avec Blé, juillet 2018
Moi : Elle [ta mère] t’a parlé aussi de consentement….
Blé : oui elle m’avait parlé du consentement, elle m’avait dit c’est ton corps, tu fais pas… Bon après elle m’a parlé des choses que t’étais amenée à faire par amour. Genre la fellation, tout ce qui était sexe oral et tout. Parce qu’un jour à force d’écouter la radio, j’étais là « maman est ce que je vais être obligée de sucer et de lécher la personne avec qui je suis », et elle me dit « écoute un jour tu vas être avec quelqu’un, tu vas être très amoureuse, tu vas être amenée à faire des choses… ». c’était à peu près au même âge. Mais oui elle m’avait parlé du consentement.

Extrait d’entretien avec Amarante, juin 2018
Amarante : J’ai été sexualisée très très vite en fait . Très vite ça a été « ah et bah didon, elle va t’en ramener celle-là hein. Des scooters qui vont klaxonner devant la maison » voilà ce genre de choses. Que tu comprends pas trop enfant et puis petit à petit tu commences à voir que ben c’est de toi qu’on parle et que y’a des petits copains qui vont devoir venir à la maison. Donc c’est un peu les copains de papa qui te sexualisent tout le temps tout le temps tout le temps. Mais très tôt en fait.

Extrait d’entretien avec Azur, juillet 2018
Moi : il [ton petit copain] avait tendance à te comparer à d’autres meufs ?
Azur : Ah oui carrément ! On passait dans la rue et il disait « ah celle là elle est mieux que toi », « ah celle là ce serait bien si t’avais son cul », ce genre de chose
M : et comment ça s’est passé quand il t’a montré du porno ? Enfin je veux dire c’est venu dans la discussion il t’a dit faut absolument que je te montre ça, il t’en avait parlé avant…
Azur : il m’en avait parlé avant, m’a dit que ce serait bien qu’on en regarde ensemble. Pour l’aspect excitant. Et puis que justement que ça pouvait montrer ce que lui il aimait. Donc moi, bête et disciplinée, j’ai dit ok. Et voilà.

Des détails au système, du choc à la banalité

Cette observation des répétitions de violence m’amène à deux constats. La première est que je n’étais pas préparée. Mais peut-on vraiment l’être ? Je sais pourtant depuis longtemps que la violence fait partie de la vie des femmes, de ma vie, de celle des femmes qui m’entourent… Mais alors pourquoi suis-je si surprise de cette violence ?

Ce sont ce que je crois être des détails qui me mettront sur la voie du pourquoi. Ces détails qui se répètent inlassablement. Ces petits rien, ces petites phrases qui jalonnent l’apprentissage de la vie et qui conditionnent nos sexualités de femmes et dont je n’ai pas jaugé la violence. Parce qu’il ne s’agit pas de détails, mais d’un système1. Je me rends compte à quel point nos sexualités de femmes sont conditionnées depuis très jeunes. Chaque détail me renvoyant à un autre entretien, ou à mes propres expériences.

Petit à petit, ce système m’apparaît comme une évidence. La découverte de celui-ci me remplit peu à peu de colère. Ce système était là depuis tout le temps, et il me faudra compiler les expériences de mes enquêtées pour comprendre l’ampleur de ce système de violence. Je suis devenue extrêmement vigilante aux différentes formes de domination, que ce soit dans mes entretiens ou dans ma vie de tous les jours. Et c’est un enfer pour moi. Si le diable se cache dans les détails, alors il est partout. Je ne finis par ne voir que ça. Chaque entretien est plus difficile à conduire, réécouter et analyser que les précédents. Ce n’est pas tant l’entretien en lui même qui me chamboule, mais la répétition systématique de ces détails qui mis bout à bout deviennent violences. Si les histoires que j’entends sont uniques, leurs violences m’apparaissent tristement banales. Mon dernier entretien sera — malgré moi — en août 2019. Deux jours d’angoisses précéderont cette rencontre. Insomnie, accélération du rythme cardiaque dès que je pense à ce futur rendez-vous. Cela fait plusieurs mois que je n’ai pas conduit d’entretien. Je n’ai pas tant peur de l’entretien que de ce qui pourrait y être dit. Comment vais je réagir quand elle abordera les violences ? Serais je capable de les entendre ? Pendant l’entretien, j’éviterais soigneusement toute mention à la violence. Je sens des moments de son récits où je pourrais gratter un peu, savoir ce qui se cache derrière ce qu’elle dit. Mais je ne veux pas. Je ne peux pas. Je veux que cet entretien soit le plus bref possible. C’est décidé, cet entretien sera le dernier de ma thèse. Je ne suis plus capable d’écouter les violences, aussi minimes puissent-elles être.

Dans le même temps, ces entretiens sont importants : ils sont des espaces de paroles et de soutiens émotionnels. Ces entretiens sont riches, de par leur contenu, mais aussi parce que ce moment partagé avec mes enquêtées est intense. Et j’aime ce travail. J’en arrive à me demander si je suis vraiment capable de le faire. Suis-je capable de continuer à recueillir ces paroles ?

Suis-je d’une quelconque aide pour elles ? Je me raccroche à cette confiance accordée, à ces confidences remplies d’honnêteté, et parfois jamais dites avant.

Mais être plongée dans ce système de violence et observer de près chacun de ses rouages est difficile. Émotionnellement et psychologiquement.

Le syndrome vicariant

Ce qui amène à mon deuxième point : que faire de tout ça ? Comment faire ce travail émotionnel et digérer à mon tour ces violences ? Pourquoi personne ne m’a prévenue de l’ampleur de l’horreur ? Si mes directeurs de thèse se sont toujours montrés à l’écoute, ces violences et leur traitement sont hors de leurs compétences.

Travailler sur les violences — y compris les violences sexuelles — est extrêmement difficile. C’est aussi ce que souligne Alexia Boucherie dans « Trouble dans le consentement » (2018) :
« Que faire de ces récits une fois rentrés chez nous ? ».

Après ce premier entretien, celui qui me fera réaliser que ce terrain sera difficile, je cherche des travaux sur les difficultés à recueillir des récits de viols et de violences. Les enquêteurs et enquêtrices de l’enquête CSF (Bajos, 2008) ont également fait part des souffrances liées à certaines questions, en particulier celles sur les violences et les abus sexuels (Levinson, 2008). Les responsables de l’enquête mettent en place des groupes de paroles pour les accompagner au mieux. Ces groupes de paroles permettront aux enquêteurs et enquêtrices d’opérer une distance entre leurs souffrances et celles des enquêté·es. Cela favorisera la transformation de la souffrance en valorisation des compétences acquises, et de fortifier la cohésion de groupe par le partage des vécus entre enquêteurs et enquêtrices.

Les difficultés face aux récits de violences sont également expérimentées par les travailleurs et travailleuses sociaux et ont été documentées afin de les accompagner. C’est grâce à un partage de ressources de Pierre Prigent sur Twitter, travaillant également sur les violences, que je découvre le syndrome vicariant. Ce traumatisme touche particulièrement les travailleuses et travailleurs sociaux, qui en recueillant des récits de violence se retrouvent désarmé·es face aux manque de moyens d’agir. Je comprends alors que mon cas n’est pas isolé, et qu’il est inévitable que je sois également affectée par mon terrain.

Ces angoisses générées par ma thèse comportent cependant une différence avec ces groupes recueillant les récits de violence : le travail de thèse est un travail solitaire. Je n’ai a priori personne avec qui discuter de ces entretiens et des souffrances qu’ils génèrent en moi. Et à la différence des enquêteurs et enquêtrices CSF, je m’occupe du recueil, mais également de la transcription et de l’analyse de ces récits. Écoutant plusieurs fois d’affilées ces souffrances qui ne sont pas miennes.

Arrêter ou continuer ? Digérer et transformer

Je me suis donc rendue à l’évidence : ces difficultés émotionnelles et psychologiques ont un impact direct sur ma recherche et me ralentissent. Écouter, retranscrire, annoter et compiler ces entretiens m’affectent. Je vais devoir mettre en place des stratégies afin de me préserver. Prendre plus de temps, alors que je voudrais faire plus d’entretiens.

Quelles sont mes options ?

Arrêter ? Les retours que j’ai suite à la parution d’un thread Twitter où je fais part de mes difficultés à gérer ce terrain (et qui donnera donc ce texte) me confortent dans l’idée que ce travail est important. Cela fait parti des stratégies de mise à distance élaborées par les enquêteurs et enquêtrices de l’enquête CSF (Levinson, 2008).
Digérer ? Que je décide d’arrêter ou non, je n’ai pas d’autre choix que d’accepter et travailler ce mal être provoqué par ce terrain. L’accompagnement psychologique semble ici important et indispensable. L’une de mes prochaines tâches sera donc de trouver un·e psychologue pour m’aider à revenir à un état « normal », ne plus faire mienne les souffrances de mes enquêtées. Une autre façon de faire ce travail de distanciation consiste à me plonger dans l’analyse au moins le temps de ne plus être remplie de cette colère. Je dois trouver un endroit plus confortable, qui lui pourra me donner plus de satisfaction, et tout aussi utile à ma recherche et à mon projet.

En partageant ce ressenti face à mon terrain sur Twitter, une de mes enquêtées répondra en public à mon thread

tweet d’une de mes enquêtée, 29 avril 2019
J’ai jamais osé te recontacter mais ça m’avait fait réfléchir à énormément de choses de passer un entretien avec toi. Merci pour ton travail, j’ai toujours hâte de te lire, et je te souhaite bon courage pour la suite. Mais j’espère que tu pourras faire attention à toi !

En plus de m’apporter du soutien émotionnel, je me rends compte une fois de plus que ces espaces de paroles créés par ma thèse sont quasi inexistants. Si je ne peux pas continuer ces entretiens difficiles, peut être vais-je me concentrer sur ce point : les espaces de paroles comme espaces de partage, de production de nouveaux savoirs et de soutien émotionnel. Transformer cette douleur en arme pour elles et moi.

Ajouter :

un·e psy de supervision pour :
– m’accompagner dans le défrichement de mon terrain, assurer ma sécurité, m’aider à gérer le syndrome vicariant
– travailler sur les violences que j’écoute. Il me faut donc qqn·e qui soit aussi spécialisé dans les violences faites aux femmes (donc aussi une solide connaissance du féminisme, et un peu des violences de genre), pour m’aider à entrer dans l’analyse

en gros, un·e expert·e pour exploiter mon terrain en sécurité

Bibliographie

Boucherie A., 2019, Troubles dans le consentement. Du désir partagé au viol, ouvrir la boîte noire des relations sexuelles, collection « Genre! », éditions François Bourin, Paris.

Levinson S., 2008, « La place et l’expérience des enquêteurs dans une enquête sensible », In : Nathalie Bajos (dir), Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé, La Découverte, Paris.

Kauffman J.-C., 1996, L’entretien compréhensif, Nathan, Paris.

Favret-Saada J., 1977, Les mots, la morts, les sorts, Gallimard, Paris.

Giami A., Durandeau A., Sztalryd J.-M., Olomucki H., de Poplavsky J., 1993, « La formation des enquêteurs », in Spira Alfred, Bajos Nathalie et groupe ACSF, Les Comportements sexuels en France, Paris, La Documentation française.

Giami A., Olomucki H., de Poplavsky J. (1998), « Enquêter sur la sexualité et le sida : les enquêteurs de l’ACSF », in Bajos N., Bozon M., Ferrand A., Giami A., Spira A. et groupe ACSF, La Sexualité aux temps du sida, PUF, coll. « Sociologie d’aujourd’hui », Paris, p. 65–116.

Jaspard M. et équipe Enveff (2003), Les Violences envers les femmes en France. Une enquête nationale, La Documentation française, Paris [voir notamment la partie « Les enquêtrices » p. 39–44].

Tourangeau R. et Yan T. (2007), « Sensitive questions in surveys », Psychological Bulletin, vol. 133, no 5, septembre, p. 859–883

Hennequin Emilie (dir), 2012, « La recherche à l’épreuve des terrains sensibles : approches en sciences sociales », Harmattan

Fresia et Tallion (dirs), 2005, « Terrains sensibles : expériences actuelles de l’anthropologie », Editions EHESS.

Mike Salter, « Doing Sustainable Trauma Research »

1Bajos, Nathalie, et Michel Bozon. « Les agressions sexuelles en France : résignation, réprobation, révolte », Nathalie Bajos éd., Enquête sur la sexualité en France. Pratiques, genre et santé. La Découverte, 2008, pp. 381–407.

Image par nskumar1968

Laisser un commentaire