Une soutenance de thèse s’ouvre avec un texte introductif, présentant très brièvement la thèse – puisque les membres du jurys sont censés l’avoir lu – et des points d’ouverture de discussions. Têtu·e, et pas très académique, j’ai décidé de présenter ma thèse et les raisons de celle-ci à travers ce discours, que j’ai eu envie de partager.
Monsieur le président, mesdames et messieurs les membres du jury, je tiens à vous remercier de l’intérêt porté à cette thèse, en l’évaluant et en prenant part à ce jury aujourd’hui. Je voudrais aussi remercier celles et ceux qui me font l’amitié de prendre la ligne 13 aux aurores, jusqu’à son terminus, pour assister à cette soutenance.
En 2013 fut supprimé le terme mademoiselle des formulaires administratifs. Un détail pour beaucoup, un choc pour moi.
Bien que l’égalité de droits entre les hommes et les femmes était, pensais-je, un fait non discutable, le genre qui me fut assigné à la naissance avait en fait une incidence sur la place que j’occupe dans la société. Vous l’aurez compris, il s’agit de ma découverte du féminisme.
Mais comment comprendre et produire du savoir sans maîtriser les outils de production du savoir. Comment, pourquoi, où, par quel bout… C’est ce qui motive mon entrée en thèse : apprendre à comprendre les savoirs féministes.
Mon Master en SIC m’offre une porte d’entrée dans la recherche pour étudier « l’impact » d’un média dans la construction de nos identités de genre.
Quand cette idée commence à germer, cela fait déjà 4 ans que j’écris sur la publicité. Entre ma connaissance des agences, des annonceurs, des festivals… le média à étudier semble tout trouvé. Je découvre, au détour d’une lecture d’été, que des universitaires étudient la pornographie. Ce lieu de représentations de certaines sexualités, où les spectateurs et spectatrices sont tour à tour certainement victimes et potentiellement des bourreaux, cristallise cette idée pas tout à fait formée dans mon esprit : peut-on être féministe et avoir un attrait pour la sexualité, pour la représentation de la sexualité, pour la pornographie ? Pourquoi les filles semblent-elles moins regarder de pornographie que les garçons ? Pourquoi est-ce honteux pour les filles de regarder de la pornographie ? Pourquoi parle t-on toujours des jeunes, des garçons, et jamais des filles qui regardent de la pornographie ? Cet objet académiquement pas très légitime, en marge de la société, semble un merveilleux laboratoire pour observer les intrications entre les constructions de genres, de sexualités, et savoir ce qu’en pensent les filles. Celles dont on ne parle jamais quand vient le sujet de la pornographie. Sauf pour les désigner comme victimes.
Mon sujet se portera donc sur la consommation pornographique des filles.
Comprendre le rapport des jeunes à la pornographie n’est pas aisé : trop de discours, trop d’écarts dans les discours. Ruwen Ogien sera le premier à m’accompagner pour affiner ma vision du monde et de la pornographie. Je me plonge dans la production des discours et la production des savoirs sur la pornographie et les jeunes. Mon travail devient politique.
Je comprends peu à peu qu’il existe 2 façons d’envisager « l’impact » de la pornographie.
La première, largement répandue dans les discours politiques et médiatiques, consiste à exclure la pornographie du système dans lequel elle est produite. Comme si elle échappait aux influences du monde. Une sorte de bulle hermétique, un monde déconnecté du nôtre. Déconnecté ? pas tout à fait. Hermétique au monde extérieur, la pornographie déverserait ses mauvaises influences dans notre société. Influente dans un sens, hermétique dans l’autre.
Venant des sciences de l’information et de la communication, je sais qu’un média seul n’a pas « d’impact » direct et immédiat sur ses consommateurs et consommatrices. Pourtant les discours parlent d’impacts. Et de dangers imminents. Pourtant ces discours entrent rarement dans le détail de quels seraient ces dangers, et encore moins de la façon dont sont produits ces savoirs autour des dangers.
En m’intéressant à la consommation pornographiques des jeunes, cela se confirme. Plus encore, je découvre que la définition de pornographie n’a pas grand intérêt. Ce que nous appelons, nous adulte, pornographie est un média regroupant des interactions, des patterns qui existent déjà dans les autres productions culturelles.
Ce sont elles qui me le rappellent. Quand je leur parle de pornographie, elles me parlent de film d’Arte, de jeux en ligne… Elles ? Ce sont Amarante, Ambre, Azur, Blé, Bleu, Cinabre, Garance, Grenat, Lilas, Lin, Mauve, Menthe, Noisette, Ocre, Safre, Saphir, Vermeil, Rubis … 18 filles de 18 à 32 ans, blanches, passées par l’Université et majoritairement rencontrées via mon compte Twitter. Mon enquête se déroule de mars 2017 à août 2019, et se constitue d’entretiens compréhensifs et semi directifs visant à comprendre les usages et pratiques culturelles dans lesquelles s’intégraient la pornographie et leur rapport au genre.
Toutes ont répondu à ma recherche d’enquêtées pour parler pornographies, bien que toutes ne regardent pas de pornographie. Si mes entretiens commencent par leur premier souvenir pornographiques, très vite les discussions sortiront de ce thème pour parler usages et pratiques culturelles qu’elles désignent comme excitantes, troublantes, ou choquantes. Ou les 3 en même temps. Dans ces productions culturelles s’intègrent pornographie, oui, mais surtout leurs pratiques culturelles : BD, jeux vidéos, mangas, films érotiques (oui, comme celui juste après culture pub), littérature de vampires, jeux vidéos, échanges en ligne… La pornographie est quasiment absente, mais l’excitation sexuelle et la honte sont là, tout comme la tension entre excitation sexuelle et la nécessité d’être une fille « bien ».
« Suis je normale ? Suis je normale d’être une fille excitée par autre chose que la relation amoureuse ? »
Grâce aux travaux de Goffman, Gail Pheterson, Isabelle Clair (pas forcément dans cet ordre), je découvre le stigmate de putain. Ce rouage de la culture du viol – que quasi toutes les femmes ont vécu – est constitutif de nos identités. Nous ne devons pas être des putains, c’est une question de survie. Notre société a décidé qu’être une putain c’est mériter le pire : le viol, la mort, parfois les deux. Il suffit de voir le peu d’émoi que suscitent les meurtres des travailleuses du sexe pour le comprendre.
D’ailleurs, la question des violences sexuelles revient régulièrement. Pas quand on parle de pornographie, mais quand on parle de sexualités, de relations amoureuses ou de famille. Très vite, je comprends que la pornographie devient un alibi pour parler de quelque chose de plus vaste et de plus intime : leurs sexualité, la violence d’être une femme et la violence de leurs sexualités. Ce ne sont pas de jeunes inconnus bercés au porno qui agressent. Mais les gens de confiance : le petit ami, le frère, l’oncle… Elles ont toutes des histoires de viols ou d’agressions sexuelles à me partager. Mais je connais déjà ces histoires. Ce sont les miennes, celles de mes amies,, celles qu’on se partage entre copines, comme on parle de nos cours, de nos amours, de nos parcours, des nouvelles du jour… Un sujet banal. Pas normal, mais atrocement banal.
Peu à peu, ces mécanismes de domination et de violences me sautent au visage. Partout, je ne vois que ça. Vous voyez un boulon ? Je vois la machine, plus grande que moi, plus grande que vous. Qui nous prend, nous broie. Et nous empêche d’accéder à l’envie, au désir, au plaisir. Cette violence si banale prend beaucoup de place.
Ce banal est devenu pour moi anormal. Mais aussi fatiguant, éprouvant, déchirant, accablant… insoutenable.
Pierre Prigeant, travaillant lui aussi sur les violences, me parle de syndrome vicariant. Ce traumatisme touche celles et ceux qui, face à des récits de violences, se sentent désarmées, révoltées, fatiguées, en colère. Traumatisée.
Je suis traumatisé·e de me rendre compte de cette violence.
Mais à qui parler de ces violences ? Des guerres politiques – plus égoïstes que scientifiques – me font m’éloigner de mon laboratoire. Et puis, soyons sérieux : si je suis traumatisé·e par ce que j’entends, je refuse de traumatiser à mon tour mes collègues. À qui parler de ces violences omniprésentes ? J’investis mes maigres revenus – oscillant entre bouts de chômage, vacations, missions en freelance et rsa – dans ma santé mentale. Mais soigner mon mal-être et ma dépression n’est pas suffisant, j’ai besoin de quelqu’un qui m’accompagne dans ce travail de violences, une personne qui connaisse les violences de genre, qui me supervise, quelqu’un qui comprenne l’enjeu presque existentiel de ce travail. Égoïstement, transformer leurs traumatismes permet de soigner les miens. Et je me raccroche à l’idée que transformer leurs histoires – parfois jamais dites – est une façon politique d’hurler que les inégalités que vivent les femmes, bien que banales, sont des violences qui conditionnent nos vies jusqu’à nos sexualités. Qu’elle soit privée ou publique, la sexualité est politique.
Transformer leurs récits me permet de comprendre comment elles accèdent à ces espaces d’excitation, de désir voire de plaisir. Une fois l’étape de la négociation de l’identité de genre passée – une fille excitée par autre chose que la relation amoureuse peut-elle être une vraie fille ? – elles se mettent à chercher des endroits d’exploration du désirs. Des espaces sécurisés, où la question du stigma de putain se pose un peu moins. Des endroits non pornographiques donc. Ces espaces de découvertes – et de recherches – s’intègrent naturellement dans leurs pratiques culturelles. Celle qui était fan de littérature vampirique cherche des fan fictions, celle qui lit des BD, cherche d’autres BD, celle qui aime les séries choisie des séries avec des scènes susceptibles de l’exciter… Certaines iront jusqu’à oser regarder de la pornographie. Mais ces recherches et ces découvertes ne se font pas n’importe quand et n’importe où. Des conditions matérielles permettent l’exploration de ces espaces d’excitation : l’accès à un appareil personnel, la navigation privée ou l’effacement de l’historique, le relâchement de la pression sociale et familiale par un voyage, un déménagement… Avoir une chambre à soi, au sens littéral comme au sens figuré, leur permettent d’explorer.
Les dispositifs techniques leur permette d’accéder à d’autres espaces. À l’instar d’Azur qui cherche des contenus dans des langues qu’elle ne maîtrise pas, grâce à des dictionnaires en ligne, ou Bleu qui essayent de nouveaux sextoys pendant qu’elle cherche de la pornographie… Pour Mauve, c’est l’exploration de tags, c’est à dire par mots clés de vidéos pornographiques, qu’elle découvre ce qui l’excite de ce qui ne l’excite pas. Pour Lin, et pour d’autres, c’est l’opportunité de découvrir des sensations sexuelles, tout en étant protégée des violences sexuelles.
Les contenus suscitant l’excitation sexuelle, et pas uniquement la pornographie, agissent alors comme une passerelle vers le corps, nous permettant d’expérimenter des sensations jusqu’alors inconnues.
C’est peu ou prou l’idée de Richard Dyer dans son article « Le Porno gay, un genre filmique corporel et narratif » écrit en 1985 et traduit en 2015 par Fred Paillet in Cultures Pornographiques – Anthropologie des Porn Studies sous la direction de Florian Vörös ((2015) :
« Une défense du porno comme genre filmique (ce qui, j’insiste, n’est absolument pas la même chose que de défendre tous les pornos) pourrait se fonder sur l’idée qu’un art impliquant des effets corporels peut nous donner une connaissance du corps que d’autres ne peuvent pas nous donner. » (Dyer, 2015 [1985] : p48)
Ce qui m’apparaît important à retenir de cette recherche est la nécessité de décloisonner ce qu’on appelle pornographie et de s’intéresser au cœur du problème : la misogynie, les interactions sexistes omniprésentes. Celles-ci sont partout. Dans les paroles de Johnny Hallyday, dans Star Wars, dans Dernier Tango à Paris, dans les propos et comportements de nos politiques, présentateurs télés, journalistes, réalisateurs…
Il est aussi important d’offrir aux filles la possibilité d’accéder à des espaces de découvertes corporelles en toute sécurité et la possibilité de s’interroger sur leur identité de genre. Sans honte, sans culpabilité.
Si j’avais eu plus de temps, plus de moyens et plus de temps, j’aurai pris une armée de psys plus tôt. J’aurai fait plus d’entretiens, en commençant par diversifier les caractéristiques de mes enquêtées. C‘est ce que j’ai voulu faire en 2018.
Contact prit avec un éducateur spécialisé et animateur de prévention d’une structure d’une cité de Seine Saint Denis, je rencontre les filles du quartier. Elles ont entre 15 et 19 ans, filles d’immigrés, voire primo arrivantes, elles sont dans des parcours scolaires professionnalisant. Je me présente en expliquant que je travaille sur des questions de vie affective et sexuelles. Je n’avais pas finit de prononcer le mot « sexuelle » que je sentais déjà la tension. Être entassé·es dans des tours amplifie le contrôle social, contraint à partager son temps, son espace – parfois même ses appareils technologiques – avec les autres et la précarité des parents freine l’accès à la diversité des pratiques culturelles.
Ici, le stigmate de putain n’a rien à voir avec mes enquêtées blanches qui ont grandi en pavillon avec une télé ou un ordinateur dans leur chambre. Ces filles de Seine Saint Denis comprennent tout de suite quand je parle de ce jeu de funambule qu’est l’adolescence d’une fille avec ses doubles injonctions : tiens toi comme une fille, mais pas trop, si on te désire c’est parce que tu fais trop « la fille »… Les échanges sont riches, et joyeux. Le travail est colossal : construire de nouvelles confiances, un nouveau guide d’entretien.. un nouveau terrain.
Parce que les conditions matérielles et d’accès aux informations ne sont pas les mêmes selon l’endroit où l’on grandit, j’aurai aimé plus de diversité raciale, sociale, plus de parcours trans. Comme une envie utopique d’une montée en généralité pour, en retour, offrir plus de savoirs aux minorités et minorisés sur l’accès au corps, au désir et au plaisir. Loin du contrôle que nous inflige la société.
Mesdames, Messieurs et autres personnes fantastiques, je me réjouis d’avance des échanges qui me permettront de fortifier mon travail, de le rendre plus rigoureux et plus utile.